Directeur de l’Agence digitale chez Keyrus, Jean-Philippe Clair revient sur les fondamentaux et les bénéfices du design thinking.
Avec le digital, le monde change, et plus vite que jamais ! Les anciennes méthodes de conception ne permettent pas de tenir le rythme d’innovation qu’exige l’évolution rapide des attentes et des usages.
Ludique et participatif, le design thinking renouvelle la manière de concevoir des stratégies de transformation et des dispositifs digitaux centrés sur l’expérience utilisateur.
Tout le monde a au moins une fois entendu parler du design thinking. Une abondante littérature IT et managériale est désormais consacrée à cette approche qui consiste à appliquer à une problématique d’innovation les outils de conception utilisés de longue date par les designers.
Même si les principes théoriques en sont connus et les bénéfices reconnus, force est de constater que le design thinking n’a pas vraiment encore pénétré dans les entreprises : les méthodes de conception et de gestion de projet traditionnelles, fondées sur l’élaboration de cahiers des charges détaillés et sur la séparation entre maîtrise d’ouvrage (MOA) et maîtrise d’œuvre (MOE), y restent prédominantes.
Le problème est que ces méthodes sont conditionnées par la complexité technologique bien plus que par l’usage et le bénéfice utilisateur. En cela, elles sont inadaptées aux exigences du monde digital où il faut aller vite et où l’expérience utilisateur prime sur toutes les autres considérations.
Le design thinking permet, au contraire, d’aborder la conception des projets de manière collaborative, décloisonnée et ludique.
Qu’il s’agisse de dispositifs digitaux, de parcours clients, de politiques publiques ou de stratégies de transformation, les outils du design thinking favorisent la production d’idées et la concrétisation de solutions créatives en remettant ceux à qui elles s’adressent – utilisateurs, collaborateurs, citoyens, clients… – au centre du processus.
Les fondamentaux du design thinking
- Rester centré sur l’humain et l’expérience utilisateur
- Travailler en multidisciplinarité
- Avoir une approche systémique pour appréhender l’expérience utilisateur de bout en bout
- Privilégier l’image/le visuel au texte
- Travailler en temps limité et en boucles d’itération courtes
- Ne pas chercher à atteindre la perfection du premier coup
Casser le cadre de référence
Il est impossible de penser « autrement » si on ne change pas le cadre de référence, celui dans lequel les anciennes règles réflexives et comportementales ont été forgées.
Pour faire entrer une équipe dans une démarche de design thinking, il faut créer une sorte de « temps zéro », un moment où l’on rompt avec les codes et les routines pour ouvrir de nouveaux possibles.
Ce temps « d’awareness » se matérialise sous la forme d’un séminaire de 2 ou 3 heures, qui gagne beaucoup à être organisé hors les murs, de préférence dans un lieu inhabituel dont l’aménagement, lui aussi inhabituel, modifie le rapport des corps à l’espace et entre eux.
Pourquoi est-ce important ? Tout simplement, parce que la modification des repères spatiaux induit de nouveaux comportements, d’autres modes d’interactions et contribue à libérer la parole des participants.
L’awareness, que l’on appelle aussi phase de cadrage, vise à la fois à expliquer la démarche et à « ouvrir les chakras » des participants sur les enjeux et les possibles du digital pour amorcer le processus d’idéation. Il s’agit aussi de créer une dynamique et de susciter l’adhésion autour d’une finalité à atteindre dans un temps limité.
Ce type de séminaire réunit idéalement entre 10 et 15 personnes. Il est tout à fait possible d’être plus nombreux, mais cela demande plus de temps. Or, pour être efficace, une démarche de design thinking doit être courte : 2 à 3 mois maximum entre le lancement et le prototype validé ou la formalisation de la stratégie.
Quelques exemples d’application
- Imaginer et concevoir le futur portail clients d’un groupe industriel, de la promesse digitale à sa matérialisation sous forme de prototype
- Imaginer le futur environnement de travail digital des collaborateurs d’un grand groupe bancaire autour de différentes familles d’usages : communication, travail collaboratif, organisation du temps, travail en situation nomade
- Reconcevoir la stratégie des services B2B d’un groupe industriel en impliquant les revendeurs/installateurs dans le processus
- Imaginer et concevoir avec les commerciaux une application de suivi en temps réel de leurs activités commerciales
Des serious games pour favoriser l’idéation
Si elle est bien conduite, la phase d’awareness réveille chez les participants le désir de faire. Si tout le monde s’accorde sur le fait que la créativité est importante, il est souvent difficile d’amener les individus à être créatifs, d’autant qu’ils n’imaginent généralement pas à quel point ils peuvent l’être. C’est la raison pour laquelle le design thinking recourt tant aux mises en situation qu’aux serious games.
Il s’agit d’activités collectives, visuelles et ludiques qui, en temps contraint, permettent de faire émerger des idées, de les articuler et d’arriver à une forme de consensus, que ce soit pour définir une nouvelle politique de services B2B, imaginer une expérience client ou concevoir une application mobile destinée au grand public.
Voici trois serious games couramment utilisés dans les démarches de design thinking :
- L’allégorie du bateau – Chaque groupe dessine un voilier dont les ancres représentent les freins qui empêchent d’avancer aujourd’hui ; les voiles, ce qui permet d’avancer ; et le gouvernail, le cap/les leviers par rapport au sujet traité. La variante « speed boat » se focalise sur les moteurs et les freins. Pendant 20 à 30 minutes, les participants positionnent sur cette image des post-it correspondant à chacune de ces catégories, la règle étant 1 post-it = 1 idée.
- La product box – L’exercice consiste à amener un groupe à définir, formaliser et à marketer son projet en utilisant chaque face d’une boîte physique pour représenter une thématique particulière : le nom, les fonctionnalités, les bénéfices utilisateurs, etc. On peut utiliser cette méthode avec des comités de direction IT de grands groupes pour définir et formaliser des feuilles de route stratégiques. La boîte physique cristallise les idées et permet de se raccrocher à du concret.
- La pyramide identitaire – Cet exercice de questionnement permet d’imaginer un concept d’application web ou mobile en hiérarchisant dans une pyramide les valeurs sur lesquelles elle se fonde, sa mission, la promesse qu’elle porte, etc. jusqu’à son nom.
Ces serious games, qui visent principalement à produire et hiérarchiser des idées, ont en commun de ne faire appel à aucune technologie. Les outils mobilisés – papier et crayon – sont les plus accessibles et les moins contraignants qui soient.
Ce n’est pas un hasard : encore aujourd’hui, une majorité (64 %) de designers et de créatifs du digital délaissent leurs outils numériques au profit du papier et du crayon pour trouver et formaliser leurs idées.
Le deuxième point à souligner est que l’efficacité de ces techniques de brainstorming et d’idéation dépend de la qualité de l’animation des ateliers.
Avec des animateurs expérimentés, maîtrisant la dynamique et la totalité du cycle de design thinking, 3 à 5 séquences de serious game sont généralement suffisantes pour récolter de 80 % à 90 % de la matière et la synthétiser, sans déraper dans le temps…
Attention cependant à ce que l’animateur ne prenne pas trop de place et n’annihile la créativité des participants. Il faut savoir animer tout en restant dans le faire-faire avant tout.
Pourquoi privilégier le dessin ?
Le sketching ou croquis occupe une place privilégiée dans le design thinking. Il permet de traduire en dessin (même maladroit) des idées, des concepts et des processus. Il pousse les participants à se concentrer sur l’essentiel et facilite le partage des idées ainsi que leur hiérarchisation.
L’impact du dessin est largement supérieur à celui du texte. Le cerveau n’a besoin que de 150 millisecondes pour assimiler un symbole et lui associer une signification. Il interprète les informations visuelles 60 000 fois plus rapidement que le texte.
Matérialiser rapidement grâce au prototypage
Pour conserver la dynamique, il est essentiel de passer rapidement de la phase de production d’idées à la matérialisation de ce qui a été imaginé. C’est l’objet de la phase de prototypage.
Le prototypage s’applique à tous les sujets et à tous les types de projets. Ainsi, la formalisation graphique d’un projet de transformation stratégique peut être considérée comme un prototype donnant à voir à toutes les parties concernées les orientations, les points de passage obligés, les objectifs intermédiaires, etc.
Le design de la restitution est très important, tant pour valoriser le travail collectif réalisé que pour créer un objet de référence symbolisant la convergence des points de vue et des intentions.
Quand il s’agit de dispositifs digitaux, la formalisation de l’interface et des parcours d’usages est aujourd’hui grandement facilitée par des outils tels qu’Invision permettant aux créatifs de créer des « maquettes cliquables » à partir de leurs réalisations, sans écrire une seule ligne de code.
Ces prototypes ne sont constitués que d’images d’écrans liées entre elles mais permettent aux utilisateurs de tester l’application directement sur smartphone, tablette ou PC. Rien n’étant codé en dur, la maquette est aisément modifiable en fonction de leurs remarques, jusqu’à ce qu’elle corresponde à leurs principales attentes en termes d’usage et de navigation.
Ce processus itératif permet d’aboutir rapidement à une première version opérationnelle souvent qualifiée de MVP (pour minimum viable product) ou, de manière plus « positive », MLP (pour most lovable product).
Ce premier dispositif apporte généralement une réponse partielle aux besoins, mais correspond, dans ses principes, à l’expérience utilisateur attendue. Cette adéquation déclenche « le coup de coeur d’usage », gage de l’adoption du nouvel outil.
Dans les projets de transformation digitale, on parle de « most lovable roadmap » pour désigner la feuille de route qui définit le cadencement et le phasage des transformations à conduire pour répondre aux grands enjeux de l’entreprise.
Le design thinking comme levier de transformation
Toute personne, toute équipe ayant participé à un projet utilisant les méthodes du design thinking en ressort transformée. Dans la plupart des organisations, c’est une triple découverte : non seulement il est possible de travailler autrement, mais il est aussi possible de travailler plus vite et d’embarquer dans le processus de conception ceux dont le projet concerne – collaborateurs, clients/utilisateurs finaux, partenaires, citoyens… – sans perte d’efficacité, bien au contraire !
Cette « découverte » est en soi une première étape de transformation qui opère d’abord au niveau des individus : chacun (re)devient un acteur, souvent enthousiaste, des temps forts d’idéation, de conception et de priorisation auxquels il ne participait pas en raison des silos, des processus et des habitudes de travail existants.
Cela se traduit au niveau collectif par une plus forte implication et une dédiabolisation du changement : dès lors que l’on en est acteur, le changement cesse d’être redouté et devient désirable. En termes d’adhésion, ce n’est pas du tout la même chose de se voir imposer un nouvel outil ou une nouvelle organisation, et de participer activement à leur élaboration.
En finir avec le cahier des charges
Un des points d’étonnement des organisations projet et des équipes IT qui s’essaient au design thinking est de découvrir que l’on peut arriver à un résultat efficace en faisant l’économie de la production, longue et fastidieuse, d’un cahier des charges normé.
Compte tenu de la volatilité des usages dans l’univers digital, le cahier des charges traditionnel est souvent déjà obsolète une fois finalisé. Au lieu de favoriser l’émergence de réponses factuelles et créatives aux besoins, il devient un frein.
Ceux qui ont goûté au design thinking sont séduits et ont tendance à ne plus vouloir travailler autrement. Cet engouement appelle toutefois une mise en garde : si les serious games et autres outils que nous avons évoqués paraissent extrêmement simples, leur efficacité dépend fondamentalement de la qualité de l’animation des sessions et de l’ensemble de la démarche.
Le savoir-faire des animateurs est crucial tant pour préparer et documenter les sessions, que pour nourrir et stimuler la créativité des participants. Leur rôle est aussi de formaliser les restitutions et de piloter l’enchaînement des étapes.
Cela ne s’improvise pas et, pour déjouer les biais qui existent dans toutes les organisations, il est préférable de faire appel à des animateurs extérieurs expérimentés, maîtrisant les multiples ressorts de la méthode et à même, le cas échéant, de transmettre leur savoir-faire.
Notons enfin que le recours au design thinking et l’acculturation des équipes internes à ces nouvelles méthodes de conception et de conduite de projets revêt une importance décisive pour les entreprises qui souhaitent attirer les jeunes talents.
La jeune génération est rompue au collaboratif, elle a intégré les codes et les réflexes du digital et ne se reconnaît pas dans les méthodes séquentielles traditionnelles. Pour une entreprise, s’ouvrir au design thinking aujourd’hui, c’est donc non seulement renouer avec la créativité et retrouver de l’agilité, mais aussi se donner les moyens de s’attacher à ceux qui lui permettront de parachever sa transformation digitale.