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La blockchain en pratique : qui met les mains dans le registre ?

Innovation de rupture à la portée multisectorielle, levier d’émergence d’organisations autonomes, vecteur de démocratie participative, nouveau degré dans l’uberisation de la société… La tentation est grande de mythifier la blockchain.

Le Crédit Agricole s’est justement employé à garder la mesure, mardi dans l’enceinte du palais Brongniart (Paris 2e).

Le groupe bancaire avait été convié par la société de conseil en technologies Keyrus pour présenter son approche de la technologie de registre décentralisé… et sa mise en œuvre dans le domaine du micro-paiement.

Sur ce type d’usage, Fidor fait figure de précurseur. La banque en ligne allemande avait commencé à utiliser, en mai 2014, le protocole Ripple pour permettre à ses clients de transférer de l’argent dans n’importe quelle devise, à l’international, avec des frais moins importants que par les canaux traditionnels, en contournant les réseaux d’acceptation.

Le Crédit Agricole a opté pour un déploiement à plus petite échelle.

Son entité de veille technologique – le CA Store – est d’abord allée au contact de l’écosystème pour mieux appréhender les différents types de blockchains. Et finalement choisir celle adossée à Bitcoin.

La réplique de la fameuse Corbeille n’a pas été, pour l’occasion, coiffée du symbole du bitcoin.

Penser blockchain

Dans la pratique, les travaux ont été intégralement effectués par les équipes en interne : tandis que les cabinets de consultants sollicités n’avaient pas les compétences pour accompagner un tel projet, « il était difficile de dénicher un développeur spécialisé qui ne [fût] pas déjà impliqué dans une start-up », selon Emmanuel Methivier.

Pour le CEO du CA Store, il faut savoir raison garder dans cette effervescence : « Il y a des réalités et des promesses. […] On pense beaucoup dans la blockchain, mais mieux vaut commencer petit ».

Dans le cas présent, la technologie est utilisée pour enregistrer les connexions aux applications que les agences digitales développent pour le compte du Crédit Agricole, via les API mises à leur disposition. Elles sont rémunérées en fonction de ces connexions.

« Avec ça, j’ai un registre de confiance, en théorie infalsifiable, explique Emmanuel Methivier. Cela m’évite d’avoir à consulter les logs lorsqu’une agence conteste le montant qui lui a été versé ».

Les transactions sont validées en une vingtaine de minutes, sans frais si elles sont introduites directement dans la blockchain. Et pour résoudre les éventuels problèmes de saturation, le CA Store a son idée : mettre en place des réseaux parallèles qui géreront certaines opérations avant de les transférer vers le registre.

Ce concept de « transactions off-chain » doit permettre, entre autres, d’éviter les écueils associés à l’espace de stockage ; sachant que si la blockchain de Bitcoin devait assimiler autant de transactions que le réseau Visa, chacun de ses nœuds aurait besoin de 90 Go d’espace supplémentaire par jour, selon les mesures que nous communiquait récemment l’expert en réseaux et systèmes Glenn Rolland (voir notre article « BlockFest 1.0 : mythes et réalités de la blockchain »).

C’est au contrat

Si le Crédit Agricole exploite une blockchain de type « 1.0 », qui enregistre les transactions de manière séquentielle, c’est sur la version « 2.0 » que se fondent les perspectives de rupture.

Celle-ci introduit, à l’image d’Ethereum, la notion de smart contracts, c’est-à-dire du code autonome évoluant en parallèle de la base de données (un « registre dans le registre », en quelque sorte) et capable de s’exécuter si certaines conditions sont remplies.

Ces conditions peuvent être stockées à même le contrat, mais aussi récupérées de l’extérieur, par le biais de tiers de confiance qu’on appelle les « oracles » : Météo France pour le temps qu’il fait, Bison Futé pour le trafic, Euronext pour l’évolution des places boursières, etc.

Au fil des discussions, on en est arrivé, dans l’assemblée du palais Brongniart, aux objets connectés, qui pourraient apporter des données à valeur ajoutée. Mais les jonctions sont encore loin d’être évidentes : « Je doute que la blockchain soit adaptée à ces objets, vu leur puissance de calcul limitée et les restrictions des réseaux bas débit qu’ils exploitent », nous confie ainsi un représentant de Keyrus.

La société de conseil en technologies scrute la blockchain avec intérêt, plus encore depuis l’ouverture de son « Innovation Factory », qui fonctionne sur le modèle d’un incubateur permettant à des start-up européennes et israéliennes de proposer leurs produits et services à de grands groupes internationaux.

Sa réflexion, initialement orientée sur les crypto-monnaies et le secteur de la finance, s’est progressivement élargie sous le prisme de la « blockchainisation » comme « uberisation 2.0 ». Ou comment ceux qui ont uberisé un marché vont à leur tour être ubérisés.

Illustration avec l’israélien La’Zooz, dont le service de covoiturage décentralisé permet aux conducteurs et aux passagers de se connecter sans passer par un intermédiaire. Ou avec la plate-forme Arcade City, sur laquelle les chauffeurs fixent leurs prix et sont choisis par les clients.

Des moyens légaux ?

Qu’en est-il de la perception des pouvoirs publics à l’égard du phénomène ? Pour François Dorléans, cofondateur de Stratumn*, il faut en faire abstraction et se concentrer sur les expérimentations : « Une fois qu’un PoC [preuve de concept, ndlr] a validé un usage, les spécifications techniques peuvent se diffuser assez rapidement », la réglementation intervenant a posteriori. Une position globalement partagée par le Parlement européen dans un rapport sur le sujet.

« L’important, c’est que l’Europe ne prenne pas de retard sur les États-Unis, ainsi que l’Asie, qui monte en puissance », nous explique un collaborateur d’Orange venu à titre personnel.

En France, on aura pu recenser des initiatives, du MEDEF qui met sur pied un groupe de travail, jusqu’à la Caisse des dépôts, qui réunit banques et assureurs pour mener une réflexion concertée et qui s’associe à sept institutions financières pour évaluer le potentiel de la blockchain sur le post-marché des PME.

Du côté du gouvernement, on a ouvert la voie à l’émission et au transfert, sur la blockchain, de bons de caisse, ces titres représentatifs de dette qui constituent une forme d’émission obligataire simplifiée, ouverte aux SARL, avec des intérêts versés à l’échéance au lieu d’être échelonnés dans le temps.

Lors de son intervention en mars dernier lors des 3es Assises de la finance participative, Manuel Valls avait précisé que la mise en place d’un registre distribué faciliterait l’audit des plates-formes agréées disposant du statut de Conseiller en investissement participatif (CIP).

Le Premier ministre n’avait toutefois pas abordé la question de l’audit des blockchains en elles-mêmes. Même constat chez Keyrus et le Crédit Agricole, plus réactifs à l’évocation de The DAO, du nom de ce projet qui se présente comme « la première organisation décentralisée hébergée sur la blockchain »… et qui a fait l’actualité ces derniers temps pour avoir été délestée été de près de 50 millions de dollars en monnaie virtuelle.

« L’intégrité technologique de la blockchain n’est pas remise en cause. C’est un problème sur une couche applicative », assure Bruno Teboul, vice-président Science & Innovation chez Keyrus.

Le problème résidait effectivement dans le code du smart contract que constitue The DAO. Ce qui n’est pas sans soulever de nombreuses interrogations, dont celle mentionnée par François Dorléans : « La blockchain relève-t-elle de la FinTech ou de la LegalTech ? ». Les partisans du slogan « Code is law » auront leur opinion…

* Stratumn exploite une plate-forme qui permet de greffer des applications et des services sur des blockchains, publiques ou privées. La start-up, qui a levé 600 000 euros l’année dernière, se positionne plus particulièrement sur la certification des processus en entreprise.

Photo d’illustration en tête d’article : à gauche, François Dorléans ; à droite, Emmanuel Methivier.

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