Du point de vue de l’artiste, c’est un vecteur d’interaction collaborative en temps réel ; pour l’expert en systèmes et réseaux, une évolution du P2P qui introduit la notion d’historique. Le militant de Nuit debout y voit un outil organisationnel à grande échelle ; la chercheuse, un moteur d’inclusion des patients dans la démarche médicale ; la sociologue, une inspiration à retrouver les promesses originelles du Web : à chacun sa définition de la blockchain.
Sur le plan technique, les intervenants de la conférence organisée ce jeudi à l’école 42 (Paris 17e) dans le cadre du Blockfest 1.0 ont trouvé un consensus. Celui d’un registre hébergé sur un réseau peer-to-peer, très sécurisé grâce à des principes cryptographiques et qui conserve tout l’historique des transactions.
Au-delà, c’est plus flou. L’incarnation de cette technologie dans le réel soulève des questions d’ordre politique, économique, sociétal et réglementaire. Entre autres parce qu’elle permet de se passer de tiers de confiance.
Cette désintermédiation, fondée sur une architecture décentralisée et l’exécution automatisée de tâches via les smart contracts, est au cœur de la crypto-monnaie Bitcoin. Laquelle reste, en l’état, la principale application concrète de la blockchain.
En creusant un peu, on perçoit vite le potentiel de rupture multisectorielle.
Les initiatives des uns et des autres ne trompent pas : la Caisse des dépôts qui réunit banques et assureurs pour mener une réflexion concertée, AXA et Orange qui mettent leurs billes dans l’écosystème, le MEDEF qui organise une session spéciale lors de son Université du numérique, Capgemini qui monte une équipe dédiée et se rapproche d’une société allemande spécialiste du domaine…
Pour Laurence Allard, maîtresse de conférences en sciences de la communication (et qui a enfilé, pour l’occasion, la casquette de « sociologue de l’innovation »), les jalons sont posés, mais il faut éviter de tomber dans le piège du discours mythificateur : « Il ne faut pas croire que toute la société est soluble dans [la blockchain]. On ne code pas la vie sociale comme on code un algorithme ».
Olivier Auber, artiste et chercheur, est sur la même ligne : derrière toute blockchain, il y a, outre des ressources informatiques, des humains… et des comportements qui vont déterminer dans quelle mesure la technologie pourra s’inscrire dans une économie déjà en place.
Les scénarios sont nombreux, mais une opposition duale se dessine entre les blockchains publiques – comme celle de Bitcoin – et les blockchains privées, c’est-à-dire associées à un système de permissions tel que l’envisagent entre autres les banques.
Ces systèmes entrent plus facilement dans un cadre réglementaire, mais posent des questions de gouvernance.
Julien Béranger a son avis : « Le gouvernement doit songer à mettre en place un système d’audit de ces blockchains », affirme le porteur du projet de crowdfunding humanitaire Abie.fund, rencontré entre deux tables rondes.
Qu’en est-il réellement de la relation que les pouvoirs publics entretiennent avec cette technologie ? À quel niveau les enjeux de réglementation doivent-ils être abordés ? Que penser de la position tranchée du Front national ou de celle plus mesurée du Parlement européen ? Ce n’est pas nécessairement au Blockfest 1.0 qu’on aura les meilleures réponses.
Là n’est pas la philosophie de l’événement, dont le temps fort se tiendra du vendredi au dimanche soir, sous la forme d’un hackathon baptisé « BlockSprint ».
Beaucoup de participants présents dans l’assemblée ce jeudi seront de la partie pour le week-end. Certains sont étudiants. D’autres – voisins de siège en l’occurrence – ont monté leur entreprise de conseil. Mais on trouve aussi des porteurs de projets qui ont monté leur start-up.
Quelques-uns de ces entrepreneurs ont été invités sur la scène pour présenter leurs travaux, après une petite session vulgarisation par Thomas Thibault du collectif Bam (groupe de designers engagés sur les pratiques numériques et collaboratives) et Adrien Lafuma, cofondateur du Labo Blockchain.
La Mairie de Paris avait envoyé deux représentants pour fournir un aperçu de son projet – encore embryonnaire – de monnaie locale complémentaire, porté à l’origine par le groupe écologiste et qui vise à accompagner le développement du commerce de proximité.
Le recours à une blockchain semi-privée devra permettre de créer des conditions d’accès à cette monnaie.
La gestion de ces paramètres limitatifs d’entrée dans le système pourront être confiés à des smart contracts qui permettront aussi une éventuelle anonymisation via des pseudos, la prise en compte de la TVA à reverser à l’État en euros ou encore la dépréciation de la devise.
Sur ce dernier point, on nous évoque une perte de valeur si la monnaie reste immobilisée pendant un certain temps (3 à 6 mois dans la feuille de route actuelle). Il ne s’agit pas, nous assure-t-on, d’un « impôt déguisé », mais d’une manière de s’assurer que la communauté autour de cette devise – appelée en interne le « parigot » – soit faite d’échanges et non de spéculation.
Le blockchain sous-tend aussi le projet Czam (prononcer « sésame »), à la tête duquel on trouve Adrian Sauzade, également à l’origine de la plate-forme open source d’assurance P2P Wekeep.
Czam exploite une caractéristique particulière de la blockchain de Bitcoin : la possibilité de représenter et de gérer, à travers des métadonnées, divers actifs allant de la preuve d’identité au certificat en passant par les points de fidélité. Sur le wiki Bitcoin, on peut lire l’exemple d’une salle de cinéma de 100 places qui émettrait 100 jetons permettant de regarder un film donné à une heure donnée.
Cette technologie baptisée « Colored Coins », BlockPharma n’en fait pas usage. La start-up dirigée par Fanny Roseau s’est appuyée sur la blockchain pour développer une solution de lutte contre les médicaments contrefaits (environ 10 % du volume mondial selon l’OMS ; jusqu’à 70 % dans certains pays, notamment en Afrique).
Chaque boîte de médicaments produite est inscrite sur la blockchain (leur contenu ne l’est pas ; c’est aux fabricants de sécuriser les emballages) et peut être suivie jusqu’à son arrivée chez le consommateur.
La solution s’interface, par API, sur les ERP des laboratoires et des intermédiaires de la chaîne d’approvisionnement. Ce qui implique le recours à une blockchain privée.
L’Afrique, c’est aussi le marché visé par Allmade et ses services de gestion des droits d’auteur. L’objectif : suivre les paiements sur toute la chaîne de valeur, des consommateurs aux auteurs, et ainsi assurer une meilleure rétribution de chacun des maillons.
Du côté de dipl.me (prononcer « dipeulmi »), on s’est appuyé la blockchain alternative Ethereum pour résoudre les problèmes de validation de compétences. Le public ciblé est essentiellement constitué d’universités qui souhaitent vérifier que les diplômes qu’on leur présente sont bien authentiques.
L’idée est de créer, à partir d’un PDF de diplôme, une empreinte numérique unique associée à la fois au document et au moment exact où il a été enregistré. À cette empreinte peuvent être liés d’autres éléments comme la formation de l’élève ou les notes par promotion.
Dans le domaine de la recherche, Fabienne Casalis fait référence à « l’inclusion des sujets » dans le processus d’analyse des données.
En la matière, le big data a bouleversé la donne en permettant d’aborder des dimensions comme la diversité et la variabilité. Mais les traitements se font souvent sans le consentement des individus. Illustration avec ces trois hôpitaux londoniens qui ont récemment transmis à DeepMind (filiale de Google spécialisée dans l’intelligence artificielle) les données de 1,6 million de patients, sans les avoir avertis.
La blockchain pourrait, dans ce cas de figure, permettre de passer des contrats théoriquement infalsifiables entre chercheurs et contributeurs.
Chez Olivier Auber, elle « fait ressortir les dynamiques collectives » avec Poietic Generator. Développé à l’origine sur Minitel, le projet est décrit comme une « expérimentation d’interaction en temps réel ». Chaque utilisateur modifie une petite partie d’une image et les changements sont appliqués à l’échelle de tous les nœuds de la blockchain.
Toutes ces initiatives sont fondées sur une infinité de blockchains. Pour ce qui est de leur interopérabilité, y compris avec les systèmes traditionnels, on nous oriente vers l’entreprise américain Blockstream et son offre « Sidechains Elements », qui permet de créer des blockchains communicantes capables de s’échanger des données et d’en valider les unes pour les autres. Une demande a été faite pour ajouter ces fonctionnalités directement dans le code de Bitcoin.
Au-delà des problématiques réglementaires, la blockchain, c’est déjà un enjeu de gouvernance au sein même de la communauté. Comment s’assurer d’un consensus sur l’évolution du code, open source dans le cas de Bitcoin ? Doit-on récompenser davantage les premiers participants du réseau ou ceux qui ont plus de puissance ?
Le défi est aussi d’ordre technologique. Glenn Rolland, expert en réseaux et systèmes, a fait le calcul : si la blockchain de Bitcoin gérait autant de transactions que le réseau Visa (on en est pour l’heure à un peu plus de deux par seconde), il faudrait, sur chaque nœud, 90 Go de stockage supplémentaire par jour.
La technologie reste par ailleurs énergivore : sur l’ensemble du réseau, la validation d’une transaction consomme autant d’électricité qu’un foyer français en un jour et demi. C’est sans compter les limites posées par le réseau et la fragmentation logicielle (tout le monde ne dispose pas de la même version).
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