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Front uni contre la loi sur l’économie numérique

« Une grande première historique ! C’est ainsi que Marie-Christine Levet, présidente de T-online France (Club-Internet) et depuis peu à la tête de l’association des fournisseurs d’accès français (AFA France), a qualifié la mobilisation des acteurs du Net français contre la loi sur la Confiance dans l’économie numérique (LEN) adoptée jeudi en deuxième lecture par les députés (voir édition du 9 janvier 2004). Il est vrai que l’actualité ne donne pas souvent l’occasion aux FAI français de surmonter leurs différences dans un front commun. D’AOL à Wanadoo en passant par Noos, Tiscali, Club-Internet, UPC, InterPC, 9Télécom et même Free et Tele2, pourtant non membres de l’AFA, 95 % des FAI français présentaient aujourd’hui à la presse leurs préoccupations, voire leur indignation, face à la LEN.

« La LEN marque une défiance pour les acteurs de l’Internet en France, elle menace leur économie et surtout la liberté d’expression en ligne », résume la présidente de l’AFA. Loin de rejeter le texte de la loi en bloc, les FAI évoquent trois points du texte particulièrement préoccupants : la question de la surveillance des contenus illicites (incitation à la haine raciale, révisionnisme, pédopornographie…) imposés aux hébergeurs (donc aux FAI qui stockent 2 à 3 millions de pages personnelles); la question du filtrage des échanges en ligne (sites Web, échanges de fichiers, etc.) et la suppression de la notion de correspondance privée dans le cadre du courrier électronique.

Une loi de méfiance « Il s’agit d’une véritable catastrophe », estime Jean-Claude Delmas, PDG de Wanadoo, à propos de la surveillance des contenus hébergés, « le contrôle représente quelque chose de gigantesque impossible à mettre en oeuvre ou alors à un coût exorbitant. » Un coût rapidement évalué par Stéphane Treppoz, dirigeant d’AOL France, à 200 millions d’euros par an. Directeur des affaires réglementaires chez Free, Alexandre Archambault se dit « abasourdi » par le contenu de la loi qu’il juge « liberticide ». « Cette loi censée apporter la confiance est perçue comme une loi de méfiance vis-à-vis des prestataires techniques », juge-t-il. « On assiste à un délire total. » Jean-Louis Constanza n’hésite pas à faire l’analogie avec la période de l’occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale. « C’est comme si votre concierge avait le droit d’estimer que ce que vous faites chez vous est illégal et, à ce titre, de vous chasser de votre logement du jour au lendemain », proclame le directeur général de Tele2. « Ce n’est pas à nous de décider ce qui est licite ou pas et, pourtant, le Parlement nous délègue ce droit », insiste-t-il. « Cela rappelle un temps pas très glorieux de l’Histoire et nous n’avons pas envie de vivre dans cette société. »

Conséquence, si ce point du texte passe, les FAI fermeraient tous les services de pages personnelles de façon unanime. « Nous ne pouvons pas courir le risque d’être condamnés », juge Jean-CLaude Delmas, « nous serons donc contraints de supprimer tous les contenus des pages perso. »« Les pages personnelles offrent aussi un espace d’hébergement aux petites entreprises qui se créent », rappelle Jean-Louis Constanza, « la loi va casser cela. Ce sont les PME qui créent des emplois, pas les grands groupes. » Illustration directe de ces propos, le FAI régional InterPC (Internet Poitou-Charentes) irait même jusqu’à arrêter ses activités grand public pour se concentrer uniquement sur le professionnel. « Au risque de remettre en cause notre modèle économique », prévient Bernard Decarroux, le dirigeant. Le secteur de l’accès Internet en France fait travailler plus de 10 000 personnes pour 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

L’industrie du disque pointée du doigt

Autre point problématique, la question du filtrage des communications électroniques. Si les articles de la loi peuvent être sujets à interprétation, les FAI s’inquiètent pour leur part des risques d’ordonnance de filtrage sans procédure contradictoire face aux nombreux motifs de demande de filtrage (contrefaçon, dénigrement, atteinte à la vie privée, concurrence déloyale, piratage…) et de types de contenus (site Web, peer-to-peer, FTP…). Surtout, les FAI estiment que le filtrage est une solution obsolète car facilement contournable, que ce soit au niveau des adresses IP, des serveurs de noms de domaine (DNS), de l’URL ou des réseaux P2P qui offrent généralement la possibilité de changer les ports de communication. Ils s’étonnent aussi de l’indifférence des députés face aux avis de différentes instances (l’Autorité de régulation des télécoms, le Forum des droits sur Internet) qui ont exprimé leur opposition aux mesures de filtrage. Les FAI accusent l’industrie du disque d’être à l’origine de cette mesure inadaptée. « En France, l’industrie du disque dispose de tous les moyens juridiques pour lutter contre les vrais responsables du piratage », rappelle Stéphane Treppoz qui précise qu’aucun FAI n’a jamais reçu de requête judiciaire de la part des majors sur les activités de P2P contrairement à d’autres pays, les Etats-Unis particulièrement à travers les actions de la RIAA. « Nous souhaitons que l’industrie musicale sorte de son attitude bornée et prenne ses responsabilités plutôt que de les faire endosser aux FAI. »

Le problème du filtrage n’est pas sans relation avec la disparition du caractère privé des e-mails. On le sait, ce sous-amendement (213) a été présenté à la dernière minute par Patrick Ollier pour compenser, aux yeux de l’industrie du disque, l’idée qu’Internet ne serait plus un sous-ensemble de la communication audiovisuelle au profit d’un cadre réglementaire spécifique. Selon Patrick Ollier, sans le sous-amendement 213, l’e-mail « aurait pu permettre de faciliter des infractions, en particulier en matière de respect des droits d’auteur », bien que les échanges de fichiers passent rarement par le biais du courrier électronique. Pour les FAI, et certainement la majorité des internautes, le choix des députés ouvre la porte à de nombreuses dérives. « Comment instaurer la confiance quand la loi ouvre la porte sur l’inconnu et l’absence de correspondance privée », s’interroge Rafi Kouyoumdjian, PDG de Tiscali. « Nous sommes ouverts à toute collaboration mais pas à supprimer la correspondance privée au profit de l’industrie du disque. » 10 000 réquisitions judiciaires annuelles« Pourquoi aboutir à imposer la responsabilité des contenus aux prestataires techniques alors que l’arsenal juridique actuel est largement suffisant pour punir les auteurs de contenus illicites », renchérit Alexandre Archambault. Et de rappeler que les FAI sont toujours prêts à collaborer avec les autorités judiciaires puisqu’ils répondent à près de 10 000 réquisitions judiciaires annuelles, contribuent à la formation des officiers de police et des magistrats et ont créé Point de contact, une hotline qui permet le signalement des contenus illicites.

Pour l’heure, les prestataires techniques placent donc beaucoup d’espoir dans le Sénat où la loi doit passer en deuxième lecture en février prochain (et non au printemps comme nous l’écrivions précédemment). « Nous en appelons à la sagesse des sénateurs », résume Marie-Christine Levet. Les FAI reconnaissent avoir été laxistes par rapport aux débats de l’Assemblée nationale. « Les textes étaient tellement absurdes que nous pensions que cela ne passerait pas », justifie le PDG d’AOL. Résultat, les FAI ont un mois pour expliquer leur situation et convaincre les sénateurs de corriger le texte. Ils ne s’interdisent pas d’éventuels recours juridiques au cas où la loi passerait en l’état. Parallèlement, l’AFA en appelle à la citoyenneté des « dix millions d’internautes présumés coupables » en lançant une pétition en ligne. L’AFA rejoint ainsi le combat de plusieurs associations comme IRIS, Odebi ou encore RSF. Les sénateurs et, dans une certaine mesure le gouvernement, seront-ils sensibles à ces manifestations ?

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