Equity ou pas equity ?
La question a divisé Philippe Rodriguez et Hubert de Vauplane, ce mercredi dans le cadre d’une table ronde sur la thématique des ICO.
Le premier est fondateur du cabinet de conseil Avolta Partners, qui a développé une activité d’accompagnement de ces levées de fonds « new age », effectuées le plus souvent en cryptomonnaies et destinées à financer des protocoles, des organisations ou des applications décentralisés.
Le positivisme de ses propos a contrasté avec les réserves du second, ancien banquier et aujourd’hui avocat associé chez Kramer Levin.
Cofondatrice de Chainforge (présenté comme un incubateur de projets blockchain), Virginie Gretz avait ouvert le débat en déclarant : « On pourrait imaginer que n’importe qui puisse faire une ICO à partir du moment où le token a une utilité. »
Ces tokens – que certains refusent de traduire par « jetons », considérant le calque comme trop restrictif – sont octroyés aux investisseurs en échange de leur contribution aux levées de fonds. Mais comment les définir du point de vue juridique ? comptable ? fiscal ?
Philippe Rodriguez l’assure : l’equity, c’est-à-dire la notion de « titre financier » en droit français, n’est qu’une option.
L’intéressé distingue en l’occurrence quatre catégories de tokens.
En premier lieu, les tokens d’utilité, qui représentent la mesure de l’échange, comme dans le cadre du projet e-sports Skrilla, dont l’ICO se déroulera du 2 au 16 octobre prochains.
Ensuite, les tokens communautaires (qui donnent à ceux qui en possèdent le droit de participer à une communauté), ceux qui représentent des actifs illiquides (y compris la poudre de corne de rhinocéros, récemment « tokenisée »)… et ceux qui s’apparentent à des titres financiers.
Cette variété des tokens pose une question : existerait-il plusieurs types d’ICO ? Et par là même plusieurs types d’émetteurs ?
À l’heure où le montant global des ICO bouclées dans le monde depuis le début de l’année approche des 2 milliards de dollars, les régulateurs sont nécessairement attirés par le phénomène.
« Tant que cela restait dans le monde des cryptomonnaies, que ces gens-là perdaient de l’argent, on s’en fichait complètement, affirme Hubert de Vauplane. Mais le jour où certains fonds, y compris des fonds publics, commencent à s’y intéresser… »
Et d’ajouter : « Quand le dentiste de Charleroi commence à investir dans des ICO, les régulateurs se disent qu’il y a quand même un sujet sur l’offre au public de titres. »
Manager au sein du cabinet de conseil OCTO Technology, Sébastien Bourguignon reconnaît que cet univers – un « Far West », selon Virginie Gretz – est appelé à se financiariser, « comme le crowdfunding à l’époque ».
Pour le moment, les autorités en sont plutôt à émettre des avertissements. Illustration avec le Canada et le Royaume-Uni, qui ont prévenu les investisseurs que certains tokens pouvaient être assimilés à de l’equity… et requérir par là même la publication d’un prospectus.
Qu’en est-il en France ? L’AMF (Autorité des marchés financiers) a engagé une réflexion et envisage de proposer, « dans les prochains mois », « un éclairage très concret sur les règles qui pourraient s’appliquer ».
Du côté de Bercy, on a déjà publié plusieurs instructions fiscales, non pas sur le traitement des tokens, mais sur celui des cryptomonnaies au regard de l’ISF ou encore de la TVA.
« Le réalisme fiscal est toujours en avance sur tout le monde », résume Hubert de Vauplane, en soulignant à quel point le bitcoin et consorts représentent une tendance de fond.
Preuve en est, d’après l’avocat, d’un récent rapport de la BRI (Banque des règlements internationaux), qui estime que les banques centrales ne peuvent ignorer la montée en puissance de cryptomonnaies qu’elles pourraient un jour émettre.
Philippe Rodriguez préfère rappeler la prudence de nombreux organes à l’image de la BCE (Banque centrale européenne) et suggère qu’il faudra passer par une phase d’autorégulation.
Dans ce climat d’incertitude, comment se positionner lorsqu’on est porteur de projet, a fortiori quand on constate qu’une société comme Bancor a pu lever 144 millions de dollars en quelques heures « avec un livre blanc et un PowerPoint » ?
Les quatre intervenants s’accordent sur la nécessité de pouvoir expliquer précisément à quoi serviront les tokens : à défaut d’une valeur d’usage, on risque de verser dans l’equity, sur le modèle d’une action ou d’une obligation, susceptible de tomber sous le coup de l’appel public à l’épargne.
À partir de là, on pourra « formater » le token en lui donnant une qualification juridique.
Sur le plan comptable, c’est une autre histoire : l’argent levé doit-il être déclaré comme du chiffre d’affaires ? L’opération doit-elle être classée comme une vente ? une prévente ?
Un DAF présent dans l’assistance s’en inquiète et s’interroge par ailleurs sur l’usage des crypto-monnaies levées : comment vais-je payer mes développeurs ? mes prestataires ? Sur toutes ces sommes dont on parle, combien sont réellement converties en fiat ?
Autre obstacle pour les porteurs de projets : la connaissance limitée des investisseurs, de par le caractère pseudonyme des principales cryptomonnaies. « On ne sait pas qui est qui à quelle adresse », note Sébastien Bourguignon, qui travaille, avec Chaineum, sur une solution de KYC (« Know your customer »).
Cela devient encore plus délicat lorsqu’un marché secondaire se crée pour les tokens, indexés sur des plates-formes d’échange – cette liquidité des contreparties étant l’un des marqueurs de différenciation des ICO versus le crowdfunding.
De là à parler de spéculation, il n’y a qu’un pas, surtout quand on constate que le gros des échanges se fait de plus en plus rapidement après les ICO.
« Si ceux qui achètent ne croient pas en la valeur du token à long terme, […] ce n’est pas un très bon signe », déplore Virginie Gretz. Hubert de Vauplane acquiesce et explique qu’on peut percevoir un « schéma classique » : la valeur des tokens monte vite après l’ICO, puis décline jusqu’à tendre vers zéro au bout de 6 à 8 mois.
Six mois, c’est, d’après Philippe Rodriguez, le temps qu’il faut pour préparer efficacement une telle opération.
La connaissance des investisseurs facilite des choix tels que la localisation de la structure émettrice des tokens.
La tendance est à s’implanter dans le canton de Zoug, le plus riche de Suisse, connu comme un champion de la soustraction fiscale, mais où une procédure de gestion des ICO a été clairement définie avec le régulateur, notamment sur le volet du blanchiment.
Photo d’illustration : de gauche à droite, Sébastien Bourguignon, Virginie Gretz, Hubert de Vauplane et Philippe Rodriguez.
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