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Interview Alain Minc : La blablacarisation plus intéressante que l’uberisation

Tant pis pour la vidéo, ce sera une interview classique. En marge de son intervention en auditorium en tant que personnalité VIP à la session du Meilleur Dev’ de France (14 mars) dans les locaux de Criteo, Alain Minc a accepté le principe d’un entretien.

Des soucis de logistiques pour installer notre studio d’enregistrement vidéo et des mises au point de dernière minute nous ont fait perdre du temps sur place.

Lundi en fin d’après-midi, notre premier candidat attendu était Alain Minc, qui s’est montré ponctuel au rendez-vous alors que nous étions en retard dans l’installation. L’économiste et essayiste, qui préside un cabinet de conseil auprès des dirigeants (AM Conseil), ne voulait pas attendre.

Back to basic. Nous avons saisi un enregistreur numérique pour mener l’interview qui a porté sur divers sujets : l’informatisation en France, la plus ou moins grande influence des membres du club GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) le phénomène d’uberisation et « l’ivresse démocratique » à l’ère des réseaux sociaux.

Des sujets numériques qui inspirent notre interlocuteur.

ITespresso.fr : En mai 1978, vous remettez avec Simon Nora un rapport au Président de la République Valéry Giscard d’Estaing sur le thème de l’informatisation de la société. Avec le recul et l’essor du numérique, comment percevez-vous le parcours effectué par la France dans ce domaine ?

Alain Minc : On avait vu une chose et raté une autre et qui finalement a disparu. On avait bien perçu les phénomènes de réseaux et en particulier la digitalisation. J’avais inventé le mot « télématique » qui aurait pu avoir le destin du mot « Internet ». Au fond, cela aurait été ma parcelle d’éternité.

En revanche, ce que l’on n’avait pas vu, c’était le micro (-ordinateur) autonome. On a raté du coup les 10 – 15 ans qui ont suivi. Et puis quand le micro a cessé d’être autonome pour entrer à l’ère d’Internet, alors on revenait à notre prédiction qui était de l’information et des télécommunications. C’est le monde dans lequel effectivement nous vivons.

Par ailleurs, on avait également dit à l’époque que la banque sera la sidérurgie de demain. C’est-à-dire qu’elle perdrait formidablement d’emploi sous la pression technologique. On s’est trompé de 20 ou 30 ans. C’est ce qui est en train de se passer. Toutes les banques digitales mettent en grande difficulté les systèmes de réseaux physiques d’agences.

Très souvent avec les phénomènes technologiques, on a du mal à fixer exactement où les mutations se produisent. Certaines arrivent plus tard et d’autres se produisent paradoxalement plus tôt.  On avait pensé à l’époque que cela induirait à terme un bouleversement des savoirs et de la hiérarchie des savoirs. En fait, c’est en train de se produire. Nous sommes entrés dans un monde où l’on ne sait plus où se situe les capacités d’expertises. Il ne faut pas en avoir une vision apocalyptique.

Entre votre génération et la mienne, il y a une grande différence : nous savions tout et nous pensions faux. Vous ne savez rien et vous pensez juste. Je pense que c’est vrai sur les enjeux mondiaux et de moral. Les jeunes ont un savoir par imprégnation. C’est très différent des savoirs académiques comme on a pu le pratiquer dans ma génération.

On ne peut pas pronostiquer une évolution technologique. Aujourd’hui, en l’état actuel, il n’y a que des questions sur des évolutions dont on ignore quelles directions elles vont prendre. Par exemple, je pense que le digital est moins une révolution économique qu’une révolution culturelle.

D’un point de vue économique, c’est moins important par ces conséquences macro que n’a pu l’être en leur temps la machine à vapeur ou l’électricité. En revanche, les conséquences culturelles sont beaucoup plus importantes. Le digital, c’est aussi fondamental que Gutenberg et l’invention de l’imprimerie.

ITespresso.fr : Dans ce rapport Nora-Minc, aviez-vous perçu l’avènement du réseau Internet. Au moment de sa publication, il prenait forme aux Etats-Unis…

Alain Minc : Sur l’interconnexion des réseaux, nous l’avions extrêmement bien vu. Nous pensions que cette évolution technologique entraînerait le renforcement des acteurs dominants du moment. C’est-à-dire que l’on s’inquiétait de la toute puissance d’IBM. Or IBM est un acteur secondaire du jeu.

Evidement, nous n’avions pas imaginé les Google, Facebook et autres. Nous n’avions pas imaginé qu’il naîtrait à une vitesse folle des acteurs dont la puissance serait telle qu’ils effaceraient les maîtres de la génération précédente. Certes, IBM demeure encore une grande entreprise mais il ne modèle pas le système comme c’était le cas il y a 30 ans.

ITespresso.fr : Les nouveaux maîtres du monde, ce sont les GAFA (Google-Amazon-Facebook-Apple) ?

Alain Minc : Ils ne sont pas à mettre sur le même plan. Google est d’une autre nature que les autres. Facebook aussi dans un certain sens.

Mais Google, c’est un monopole (surtout en Europe avec 90% des recherches sur Internet qui passent par Google mais c’est beaucoup moins aux Etats-Unis). Cela interpelle le monde économique. C’est aussi une société qui a un problème pour se fixer. Elle en tire d’ailleurs un avantage, d’où cette incroyable capacité à ne pas payer d’impôts. Mais elle n’est pas la seule dans ce cas.

C’est une société qui touche à la liberté d’expression. Par exemple, en Allemagne, la Google Lex voté par le Bundestag [parlement, ndlr] consistait à dire que Google devait payer les sites Internet référencés. On le sait : Google a écrit à tous les sites le lendemaint de l’adoption de ce texte sur le thème : « Si vous appliquez la loi, je vous déférence. » A peu près tout le monde s’est couché sauf Springer. Mais au bout d’un mois, il a fait marche arrière. Avec une lettre du patron de Spinger publié dans le journal Die Welt qui explique pourquoi il doit se coucher. C’est un abus de pouvoir qui touche à la liberté d’expression.

Enfin, Google est une société qui touche aux libertés individuelles par l’accumulation des données personnelles.

Donc Google est probablement le plus grand défi des Etats jamais rencontré auparavant dans l’histoire de l’économie. Amazon n’entre pas dans cette catégorie : c’est un mélange de technologie, de logistique et de marketing. C’est une boîte formidale mais ce n’est pas la même nature. Facebook a un peu les mêmes traits que Google. Mais ce n’est pas tout à fait un monopole. On peut vivre sans être présent sur Facebook. Moi, par exemple, je ne suis pas sur le réseau social délibérément. En revanche, je ne vivrais pas sans Google. C’est comme l’oxygène.

Apple, c’est encore différent. Il entre dans un phénomène économique plus classique. Apple, c’est l’IBM d’il y a 30 ans. C’est-à-dire : « Je fabrique des produits merveilleux et j’essaie de captiver une clientèle pour l’empêcher d’aller voir la concurrence ». C’est un effet de domination classique qui peut se heurter à des autorités de concurrence.

Je pense qu’il faut avoir une vision plus nuancée des acteurs du club GAFA même s’il ne faut pas être naïf vis-à-vis des phénomènes de domination de nature différente. Mais celui qui défie les Etats, c’est Google. Les recherches tous azimuts de Google me rassurent car cela témoigne de l’hubris [ou la démesure, NDLR] de l’entreprise. Et une entreprise qui cède à l’hubris finit par faire des conneries. De ce point de vue, elle pourrait réduire par elle-même sa domination et sa puissance actuelles.

ITespresso.fr : Maurice Levy, Président du groupe Publicis, a fait sensation avec son expression « uberisation ». Percevez-vous également cet éclatement des services par secteurs d’activité ?

Alain Minc : C’est un joli mot en provenance d’un publicitaire. Mais il est faux. Pourquoi ? Je vais prendre un exemple. Uber est un phénomène d’économie classique. Le modèle Uber consiste à attaquer un monopole avec un mode d’organisation différent. Lorsque le monopole des taxis s’effiloche, cela crée de l’activité et de l’emploi.

Alors que BlaBlacar et Airbnb sont à percevoir autrement. Cela consiste à fabriquer de la valeur à partir d’actifs dormants. En l’occurrence, la place vide à l’arrière de votre bagnole ou votre appartement quand vous partez en vacances. Là, on fabrique de la réalité, de la croissance, de l’argent à partir du vide.

Cela m’intéresse beaucoup plus. Je crois davantage à la blablacarisation qu’à l’uberisation.

ITespresso.fr : Prenons une autre référence à un ouvrage que vous avez écrit en 1995 : « L’ivressse démocratique ». Je vous cite : « Ne nous leurrons pas : si nous ne construisons pas la démocratie d’opinion, elle le fera de son propre mouvement ; l’ivresse démocratique triomphera sous ses pires aspects, et nos lendemains ne chanteront pas. » A l’heure des réseaux sociaux et des pétitions en ligne, nous y sommes arrivés 20 ans plus tard ?

Alain Minc : Je n’avais évidemment pas en tête cela quand j’ai rédigé ce livre. Comme je n’avais pas en tête l’incroyable levier politique que tous ces leviers permettent et dont témoigne la « trumpisation » [le phénomène Donald Trump, NDLR] aux Etats-Unis. On voit très bien que cette ivresse va de pair avec l’affaiblissement des corps intermédiaires et des structures d’expertises. C’est un formidable aliment pour le populisme susceptible de provoquer de très grands soubresauts.

Qu’est ce qui fait l’équilibre d’un pays ? Ce n’est pas seulement le suffrage universel. C’est aussi les institutions intermédiaires capables d’avoir des équilibres de pouvoir et contre-pouvoir. Une société, qui dispose à la fois du suffrage universel, de la pétition sur Internet et des émotions du réseau, est une société incontrôlée. Donc à haut risque avec des risques d’emballement.

En France, tout le monde est fasciné par la pétition sur la loi El-Khomri. Oui elle est impressionnante. Mais rappelez qu’il y avait eu 2,5 millions de signataires pour la pétition qui a suivi l’agression d’un bijoutier à Nice (septembre 2013). C’est une incroyable caisse de résonance aux émotions.

Une société dominée par ses émotions est une société qui devient dangereuse.

ITespresso.fr : Cette tendance va-t-elle troubler la prochaine élection présidentielle en France en 2017 ?

Alain Minc : Pas encore totalement. Bien sûr, les réseaux sociaux seront un instrument de campagne comme on l’a observé dans les dernières campagnes américaines (y compris la course à la Maison Blanche pour novembre 2016). Mais ils participent à un mouvement de populisme qui s’implante partout.

Mais on ne peut pas imputer la montée du populisme aux seuls réseaux sociaux. Il faut prendre d’autres paramètres : la montée de l’individualisme, l’affaiblissement des partis politiques, parfois des dérapages des élites…

En France, un candidat à la prochaine élection présidentielle qui n’utiliserait pas les réseaux sociaux obèrerait ses chances.

ITespresso.fr : En France, quelles personnalités politiques tirent mieux les ficelles des réseaux sociaux ?

Alain Minc : Je crois que le niveau des grands joueurs sont à peu près le même. On verra cela à l’automne prochain pour diffuser de l’information ou des messages.

Là où nous sommes en retard en France par rapport aux Etats-Unis, c’est dans l’exploitation des données dans un but politique. Aux USA, il y a un travail incroyablement méthodique pour localiser les électeurs individuels en fonction de leurs goûts et préférences.

Ce serait plus compliqué à importer dans les pays européens au regard de la protection renforcée des données personnelles. On l’a vu dans le débat portant sur le Safe Harbour : notre conception est beaucoup plus exigeante que du côté américain.

Crédit photo : Alain Minc (via archive http://www.citedelareussite.com/en/history/since-2000/commitment-2008-la-cite-de-la-reussite-sorbonne)

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