On pourrait présenter Make.org comme un « agora numérique ». Ancrée dans la vague de la CivicTech, cette start-up co-fondée par Axel Dauchez (ex-Publicis, Deezer, Tequila Interactive…) exploite une plateforme de discussions multi-thématiques pour faire émerger des idées et « transformer la société ». Un projet ambitieux mais ancré dans l’air du temps. Surtout vu de France après une campagne présidentielle ahurissante qui s’achève
Make.org se positionne comme « une plateforme de lobbying citoyen qui donne à chacun le moyen d’émettre et partager des solutions afin de répondre aux enjeux de politique locale, nationale et européenne. »
Axel Dauchez dévoile en exclusivité la prochaine initiative pour couvrir les élections législatives. Une nouvelle échéance électorale qui entraînera une recomposition de la classe politique.
Un an après son lancement, l’équipe (une quarantaine de collaborateurs) s’étoffe progressivement avec l’arrivée de trois nouveaux responsables : Alicia Combaz (Chief Product Officer), Samuel Bernard (Chief Technology Officer) et Nicolas Vignolles (Lobbying Action Manager).
Entretien avec le fondateur de Make.org, un dirigeant « touche-à-tout » qui aborde un sujet grave (comment regénérer la démocratie à l’ère numérique ?). Tout en symbolisant une vague porteuse dans le monde.
(Interview téléphonique réalisée le 05/05/17)
ITespresso.fr : Qu’est-ce qui a vous a poussé à fonder Make.org ?
Axel Dauchez : Make.org part d’un constat que l’on observe depuis 20 ans : le processus électoral ne parvient plus à transformer réellement une société bloquée et à réconcilier les citoyens. C’est une plateforme d’engagement massif pour les acteurs de la société civile pour aboutir à des actions concrètes.
Il s’agit de pallier une défaillance démocratique que nous sommes en train de vivre. La communauté nationale est diverse et fragile. Cette fragmentation induit une impuissance politique structurelle. L’élection présidentielle laissera une France très divisée avec potentiellement une majorité parlementaire qui manquera de puissance.
Si la politique ne peut assurer cette transformation, il faut prendre un autre chemin. Nous nous y attelons en engageant massivement les citoyens dans des débats d’un côté et, de l’autre, en construisant des coalitions entre des citoyens et des grands groupes sur des thèmes fédérateurs comme la lutte contre la violence sur les femmes ou le gaspillage alimentaire.
ITespresso.fr : Quelles initiatives avez-vous pris en un an en surfant sur l’élection présidentielle ?
Axel Dauchez : Avec RMC et BFM, nous avons lancé une grosse opération autour de 20 débats avec des dizaines de milliers de contributeurs pour chacun d’entre eux (« Solutions 2017« ).
Nous avons réalisé également #Inventons2017 avec Les Echos, Facebook et Sciences-Po. Un projet à travers laquelle nous avons consulté 400 000 jeunes en trois semaines. Nous avons récemment lancé une autre initiative avec Nicolas Hulot et 140 associations sur le thème de la solidarité (« L’Appel des Solidarités« ).
Le principe est similaire à chaque fois : on ouvre une question ouverte sur un thème donné, on fait contribuer des dizaines de milliers de personnes, 3000 d’entre eux proposent des solutions et les gens sont invités à prendre position sur les solutions qui émergent. C’est ainsi que l’on fait ressortir des propositions citoyennes sur tous les thèmes de la société.
La vocation de Make.org est d’être la place centrale de toutes les discussions en France sur tous les thèmes à tous les échelons (local, national..). Nous nous associons aux médias qui nous donnent une amplification pour recruter les contributeurs.
ITespresso.fr : Pour quel but au final ?
Axel Dauchez : Nous faisons ressortir les propositions afin de les transformer en actions concrètes à mettre en œuvre.
Pour reprendre le cas de L’Appel des Solidarités, nous avons lancé cinq discussions sur ce thème. Nous avons été cherchés des milliers de propositions émanant de la population française.
Nous faisons émerger les idées fortes qui seront examinées par les associations partenaires dans la perspective d’un ré-engagement encore plus marqué des participants au débat. Et ce, sans attendre que le monde politique prenne en main le sujet.
ITespresso.fr : Toutes vos opérations sont-elles de nature apolitique ?
Axel Dauchez : C’est le principe même de notre existence si on veut en faire un vrai lieu démocratique. On a monté une gouvernance qui démontre cette dimension transpartisane.
Sur la totalité de nos débats, nous avons des idées qui s’échelonnent de l’extrême-gauche à l’extrême droite de manière systématique. Toutes les composantes citoyennes sont représentées et elles parlent entre elles.
ITespresso.fr : Sur le deuxième volet de vos actions fédératrices sur des thèmes forts et consensuels, comment vous organisez-vous ?
Axel Dauchez : On se donne trois ans pour mener des actions extrêmement importantes et concrètes pour régler des problèmes de sociétés partagés par tous comme le gaspillage alimentaire, la lutte contre les violences faîtes aux femmes (lancement prévu en novembre), ou la reconstitution du lien social.
A chaque fois, on va mobiliser 500 000 citoyens avec l’appui de groupes industriels pour faire émerger des propositions et engager des actions dans ce sens.
On parle de masse colossale de gens. Associations, entreprises, start-up, institutions…C’est la société société civile au sens large qui représente une formidable force. On va annoncer dans les semaines prochaines les noms de nos partenaires.
ITespresso.fr : Quelles sont les sources de financement de Make.org ?
Axel Dauchez : L’indépendance est fondamentale, hors des partis politiques, des Etats et des influences économiques.
Le modèle économique est double : au démarrage, on va s’appuyer sur plusieurs groupes qui lancent de grandes causes comme la lutte contre les violences faites aux femmes. Là où il n’y aura pas de polémiques sur les vrais sujets de sociétés. La diversité des partenaires permettra de limiter la dépendance financière à un seul groupe.
En raison de notre granularité territoriale qui permettra de recueillir des opinions par région ou par département via notre plateforme, nous pourrions former un complément pour les instituts de sondage ou des sociétés d’enquêtes qualitatives. Nous pourrions proposer un filtre d’écoute de l’opinion plus fin par rapport à ce que l’on trouve sur le marché.
Derrière Make.org, il n’y aura pas d’exploitation publicitaire ou des données personnelles. Nous avons mis en place une charte d’indépendance et un comité de gouvernance qui audite nos pratiques. Nous nous démarquerons avec nos moyens de capter l’intelligence de l’opinion, cerner les tendances mais sans arriver au stade de l’analyser des usages par individu.
ITespresso.fr : Après la présidentielle, quel dispositif mettez-vous en place pour couvrir les élections législatives ?
Axel Dauchez : Ce sera un dispositif extrêmement massif et l’annonce officielle tombera mardi. La question posée sera très simple : quelle devrait être la priorité de votre député ? Elle sera posée au niveau de toutes les régions françaises. Nous serons capables de cerner les priorités que les citoyens vont remonter.
L’opération, qui s’appelle Législatives Citoyennes, s’appuiera sur un site Internet dédié. Elle sera relayée de manière massive par des médias. On va toucher 500 000 personnes en deux semaines pour identifier rapidement les demandes des citoyens qui remontent au niveau national, régional et local.
Parallèlement à cette opération de consultation massive, on a élaboré la base la plus pointue de la totalité des candidats pour les législatives. Ce qui fera en toute entre 6000 et 8000 personnes pour 577 circonscriptions. Nous en avons déjà identifié 3500.
C’est une démarche très « pushy » que l’on mener et on sera les seuls à la mener. Ce qui permettra de définir une lecture des élections qui ne reposent pas sur les partis et les sondages mais sur les priorités émises par les Français. On verra s’il y a une certaine cohérence entre les deux tours de l’élection.
ITespresso.fr : Comment allez-vous étendre les activités de Make.org à l’international?
Axel Dauchez : On se donne quatre ans pour couvrir toute l’Europe. A partir du moment où l’on parle de mobilisation de la société civile, l’échelle sur laquelle on peut vraiment changer la donne se fait à un niveau transnational. Un nouveau projet paneuropéen sur dix pays va apparaître en octobre. Je ne peux pas encore en parler.
Les causes que l’on aborde dépassent les frontières. Par exemple, la violence subie par les femmes sera une opération étendue sur trois pays européens. Au fil de l’eau, on ouvrira des filiales dans les pays. Le modèle français sera dupliqué dans les plus grands pays d’abord. On verra après.
ITespresso.fr : Dans quelle mesure la CivicTech constitue un moyen de régénérer la démocratie ?
Axel Dauchez : On peut distinguer trois approches CivicTech : celle qui s’intéresse à la démocratie locale (quels services potentiels en mairie par exemple) ou celle qui veulent améliorer les processus électoraux (sous l’angle « Dis-moi qui tu es, je te dirais pour qui tu votes »). Nous avons une autre approche qui existe depuis longtemps et qui s’appuient sur les pétitions. Mais nous estimons que ce n’est pas suffisant.
Les pétitions reflètent les idées de ceux qui sont motivés pour les pousser (quitte à acheter des campagnes pour les promouvoir) mais elles ne représentent pas une approche bottom-up [de bas vers le sommet] de gens qui se réunissent autour d’idées. Ensuite, les pétitions sont uniquement perçues comme un canal pour faire du bruit.
Mais c’est insuffisant pour transformer la société : Il faut des connexions avec la société civile comme les associations pour passer à l’action.
ITespresso.fr : Quel est le modèle de Make.org si Change.org [platefome de pétitions] n’est pas la référence ?
Axel Dauchez : Il n’y pas de modèle existant. Nous sommes une nouvelle version de ce qu’était Change.org ou Avaaz.org avant. Nous proposons une formule plus démocratique et davantage tournée vers l’action.
ITespresso.fr : La CivicTech est-elle vraiment un segment porteur ?
Axel Dauchez : On assiste à une explosion du CivicTech. C’est le sujet de concentration de tous les investisseurs avec une vague importante de financement si j’en crois ce que j’ai vu lors de mon récent voyage à San Francisco.
On parle beaucoup de la crise démocratique et de l’engagement citoyen dans les sociétés développées. On atteint un niveau de paroxysme jamais atteint. Et tout le monde est conscient que l’on doit trouver des moyens complémentaires de pouvoir citoyen.
Il faut remettre en cause des totems si l’on veut conserver nos institutions. Mais on parle vraiment d’un sujet de transformation de la société et de processus d’amélioration démocratique qui dépasse l’Etat et du réveil d’une force démocratique.
ITespresso.fr : Axelle Lemaire (ex-secrétaire d’Etat au Numérique) avait abordé ce thème des CivicTech. Pendant l’élection présidentielle, un candidat s’est-il distingué sur ce thème ?
Axel Dauchez : On a rencontré les onze candidats ou leurs représentants dans nos locaux. Nous sommes en contact avec eux. Mais la réalité est qu’ils se concentrent sur leurs campagnes avec des thèmes qui n’intègrent pas cet espace-là.
Mais je suis persuadé que la prochaine configuration de la majorité politique se fera avec des composantes qui viennent du bas.
ITespresso.fr : Par rapport à votre parcours individuel, on peut être surpris de votre passage d’un groupe de publicité (ex-Publicis) à une start-up CivicTech. Comment expliquer cette bascule ?
Axel Dauchez : Il faut prendre un cadre plus large de mon parcours varié : comment passer du marketing de grande consommation (production de jeux vidéo et de dessins animés, musique et publicité).
La dernière étape [Publicis] n’a pas été la plus déterminante. J’ai toujours été motivé tout au long de ma carrière par une composante aventurière en me lançant dans des challenges a priori insolvables. Cela a toujours été mon leitmotiv.
Je survis bien dans des situations difficiles. Mais, en revanche, je n’étais pas jusqu’ici quelqu’un de vraiment engagé. Ce que je vis actuellement est un mélange de challenge (« réactiver la démocratie en Europe », je trouve cela audacieux) et d’une prise de conscience de l’état de la société. Le statu quo nous mènera vers une fragmentation des sociétés européennes.
Déjà avant l’organisation de Viva Technology [juin 2016, date de notre dernier entretien, ndlr], j’avais parlé de ce projet avec Maurice Levy [président du groupe Publicis en fin de mandat].
Et puis, j’imagine mon fils qui viendra me demander dans dix ans : « Mais, papa, tu savais ce qu’il se passait ? ». Nous vivons une période exceptionnelle et plus rien n’est sûr aujourd’hui.
(Crédit photos : Make.org)
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