Professeur à SKEMA Business School, Dominique Jolly a récemment publié un ouvrage sur l’économie en Chine*. Il revient sur le parcours d’Alibaba.com « qui se sent manifestement à l’étroit en Chine » et comment le premier groupe Internet de Jack Ma part à la conquête du monde en menant une méga-introduction en Bourse aux Etats-Unis.
La fixation du prix définitif de l’action Alibaba devrait être fixé aujourd’hui (18 septembre). La première cotation sur le NYSE devrait survenir le lendemain.
(Interview réalisée par écrit entre le 15 et le 18 septembre 2014)
ITespresso.fr : On parle d’Alibaba comme « L’IPO du siècle » sur le NYSE. A votre avis, c’est justifié ?
Dominique Jolly : Quel chemin parcouru depuis l’ouverture du pays par Deng Xiaoping en 1978 ! Les sociétés Internet chinoises ont toutes été créées depuis largement moins de vingt ans. Elles sont toutes privées mais très dépendantes du pouvoir communiste. Le groupe des trois premières est connu sous l’acronyme BAT pour Baidu, Alibaba et Tencent.
Avec son nom qui n’a rien de chinois, Alibaba se sent manifestement à l’étroit en Chine qui est pourtant le premier bassin d’internautes de la planète : ils sont 630 millions (versus 240 aux Etats-Unis).
Personne n’a pu échapper à l’information : Alibaba rentre cette semaine en bourse à … New-York. La place de New-York a été préférée à Hong Kong car les dirigeants d’Alibaba tenaient à continuer à jouir d’un système d’actions préférentielles qui leur permet de garder le contrôle du conseil d’administration tout en ne disposant que d’une faible part du capital (de l’ordre d’une dizaine de pourcents).
Alibaba a choisi le New York Stock Exchange plutôt que le Nasdaq ; le groupe se sent sans doute plus proche des entreprises traditionnelles de la distribution comme Wal-Mart ou Home Depot que des sociétés high-tech.
L’opération intéresse le monde de la finance : Alibaba a su en effet s’adjoindre les services de six banques (non chinoises) pour le conseiller sur son introduction. Il est question d’une levée de 15 à 20 milliards de dollars. Ce chiffre peut être rapproché des sept milliards levés par PetroChina en 2007. Mais, il s’agit là d’une société établie dans des activités matures. Alibaba pourrait donc faire mieux que Facebook qui avait levé 15 milliards de dollars en mai 2012.
ITespresso.fr : Comment symboliser la force d’Alibaba dans l’Internet chinois ? Quel exemple concret peut-on donner pour illustrer sa puissance ?
Dominique Jolly : Comme toujours lorsque l’on parle de Chine, les chiffres donnent le tournis. Alibaba a été fondé en 1999 à Hangzhou par Jack Ma et quelques proches dans la riche province du Zhejiang (au sud de Shanghai). L’entreprise est donc devenue le géant de l’Internet chinois en quinze ans !
Pour évaluer la valeur du groupe aujourd’hui, il faut jongler avec les dizaines de milliards de dollars. Alibaba a une valeur estimée entre 150 et 200 milliards de dollars. C’est certes moins que des vedettes comme Google avec 400 milliards ou que ses compatriotes PetroChina – autour de 300 milliards (avec plus de 500 000 employés), ou China Mobile avec plus de 240 milliards (et ses 750 millions d’abonnés). Mais, c’est plus qu’Amazon (160 milliards) ou que son Yahoo (40 milliards), actionnaire important d’Alibaba.
Pourquoi une telle valorisation ? Comme pour toutes les sociétés de l’Internet, cela tient d’abord à sa base de clients. Et la Chine est, rappelons-le, la toute première base d’internautes au monde. De plus, la gamme d’activités d’Alibaba sur la Toile est la plus large que l’on puisse imaginer. Pour faire simple, ils font tout.
L’entreprise a démarré comme plateforme business-to-business ; celle-ci héberge aujourd’hui des millions de magasins virtuels. Elle se rémunère en facturant l’hébergement de ces sites de commerce virtuel. Depuis 2003, Alibaba est aussi dans le commerce entre particuliers avec Taobao (la chasse au trésor). Là, ce sont les acheteurs qui payent. Taobao a pris le meilleur d’eBay, le géant américain de l’Internet marchand, et l’a adapté aux besoins locaux. Taobao.com gérerait trois transactions sur quatre sur la Toile chinoise.
Alibaba a développé son propre système de paiement en ligne sécurisé Alipay – qui est utilisé par pas moins des deux tiers des internautes chinois (pour le revendre en 2011 à une compagnie chinoise dont Jack Ma est actionnaire majoritaire).
En 2011, Taobao est séparé en trois unités distinctes : Taobao Mall, dédié aux ventes d’entreprises établies aux consommateurs, est le pendant local d’Amazon, Taobao Marketplace (pour le commerce entre particuliers et vendeurs occasionnels) et le moteur de recherche eTao (en concurrence avec Baidu). Plus fort qu’Amazon et eBay réunis !
La stratégie devient de plus en plus ambitieuse. Alibaba pourrait rentrer à terme dans le business de la banque de détail en ligne comme l’illustre le lancement de Yu’e Bao en juin 2013 – une forme de compte rémunéré, et peut-être même à terme dans les prêts en ligne. Toujours en 2013, Alibaba a repris 18% de Weibo – le Twitter chinois.
En 2014, Alibaba rachète complètement UCWeb (3000 employés), le web browser pour smartphone le plus populaire dans le pays, dont il détenait déjà 66%. L’idée est de maîtriser l’ensemble de la chaîne de l’Internet mobile. En 2014, Alibaba rachète également Hundsun, une entreprise spécialisée dans le logiciel de gestion de titres et le paiement on-line pour 500 millions de dollars.
ITespresso.fr : Quelles sont les perspectives d’Alibaba dans le commerce international ? Pourra-t-il peser face à un Amazon sur le marché américain ?
Si Alibaba est le géant de l’Internet chinois, sa base de clients est de façon écrasante chinoise. C’est tout le défi. Alibaba a l’avantage d’être sur le premier marché au monde, mais c’est aussi un poids à porter pour sortir de celui-ci. Le site Alibaba.com est déjà traduit en anglais, en espagnol, en français, en russe, en coréen, etc. Mais traduire un site en plusieurs langues ne suffit pas pour convaincre les internautes.
Alibaba a plusieurs handicaps à lever pour sortir de Chine. C’est d’abord un problème d’image. A de très rares exceptions près comme Lenovo, Haier ou Tsingtao, les sociétés chinoises sont peu connues en dehors de Chine.
Outre-Atlantique, elles soulèvent même la méfiance comme le sait très bien l’équipementier télécoms Huawei qui cherche en vain à faire du business aux Etats-Unis depuis des années. La première carrière du patron fondateur dans l’Armée populaire de libération n’est certainement pas étrangère à ce rejet. Ancien professeur d’anglais, le fondateur d’Alibaba n’aura pas à faire face à ce reproche. Mais le défi de la confiance à construire reste présent.
De plus, hors de Chine, Alibaba ne pourra plus compter sur le soutien du gouvernement chinois qui a tant fait pour assurer le développement de champions nationaux en Chine continentale. Ceux qui suggèrent que Alibaba pourrait se contenter de toucher la diaspora chinoise ne sont pas très ambitieux ; même si celle-ci se compte en dizaines de millions de personnes, ce ne pourra être qu’une marche.
ITespresso.fr : Alibaba reste discret en Europe. Cela va changer après l’IPO ?
Dominique Jolly : Finalement, l’Europe en dépit de sa complexité, est peut-être plus ouverte aux sociétés chinoises que peut l’être les Etats-Unis. Ce sont des firmes chinoises qui ont racheté l’activité silicone de Rodhia, le producteur norvégien de silicium Elkem, les firmes Putzmeister et Kion en Allemagne, l’Anglais Weetabix, etc.
Chacun se rappelle aussi des investissements faits par Cosco dans le port du Pirée. Sans oublier l’opération la plus marquante, le rachat du suédois Volvo par Geely, un constructeur automobile chinois privé créé en … 1998.
*Dominique Jolly : « Chine : Colosse aux pieds d’argile » – juin 2014 – Editions Maxima
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