Fabrice Grinda est l’un des start-uppers pionniers de l’Internet en France. A moult reprises, on a retrouvé cet entrepreneur français qui vit à New York aux commandes de start-up d’envergure internationale.
Cela avait commencé par Aucland (enchères en ligne) à la fin des années 90 puis il s’est éloigné de la France pour développer des sociétés Internet comme Zingy (téléchargement de sonneries pour mobiles, revendu 80 millions de dollars au groupe japonais For-Side en 2004) puis s’est investi dans la saga du réseau mondial OLX de petites annonces (on en reparlera…).
A l’occasion de la French Touch Conference organisée la semaine dernière à Paris, Fabrice Grinda témoigne comme « citoyen du monde ».
Le co-fondateur du fonds FJ Labs (l’initiale « F » pour Fabrice et « J » pour son associé Jose Marin) demeure l’un des investisseurs les plus actifs dans l’écosystème start-up du monde avec des jolis coups à son palmarès.
Interview avec cet insatiable entrepreneur-investisseur du numérique à la permanente envie « d’expérience » et de recherche permanente d’une idée pour sa prochaine start-up…
ITespresso.fr : Comment organises-tu ton agenda entre tes activités d’entrepreneur et d’investisseur ?
Fabrice Grinda : Je suis co-fondateur de FJ Labs, une structure hybride entre capital-risqueur et start-up studio. Je crée une à deux boîtes par an pour le fun. En termes de gestion de temps, je passe 70% de mon temps à gérer les comptes. Le reste (30%) est consacré à mes activités d’investisseurs.
Je dispose de trois associés, deux ventures partners, trois apprentis et quatre entrepreneurs résidences pour filtrer tous les dossiers entrants. Chaque semaine, j’en ai une centaine. L’équipe que j’ai formée passe en revue tous les dossiers.
Chaque mardi, on fait un point pour avoir une synthèse. Je parle ensuite aux 5 à 7 projets qui me plaisent le plus. Cela me permet de consacrer uniquement 20 heures par semaine sur le volet investissement et de dévouer la plus grande partie de mon temps à réfléchir sur de nouvelles idées, à monter des boîtes ou à les gérer.
Jusqu’en mai dernier, j’étais encore P-DG à plein temps d’une compagnie de petites annonces sur mobile sur le marché américain (Sell It, co-fondée en octobre 2014 par Fabrice Grinda a fusionné un an plus tard avec le leader sur le marché espagnol Wallapop). Je suis devenu le dirigeant de la branche américaine de Wallapop.
J’ai retrouvé sur mon chemin mon ancienne boîte OLX (même créneau, même stratégie) qui avait aussi des ambitions aux USA avec son propre service Letgo. Le mois dernier, nous avons organisé une fusion (55% pour Letgo, 45% pour Wallapop) avec un volume d’affaires de 20 milliards de dollars.
A ce moment-là, je me suis retiré pour réfléchir à un nouveau projet. Je l’ai déjà en tête.
ITespresso.fr : Préfères-tu être dans la peau d’entrepreneur ou celui d’investisseur ?
Fabrice Grinda : En fait, je préfère être entrepreneur qu’investisseur. Je n’ai jamais voulu être investisseur. Je suis « Ange » [business angel] malgré moi. J’ai créé Aucland en 1998 puis devenu business angel en 1999. C’est parti tout seul car des start-uppers venaient me voir pour me demander des conseils. C’est amusant : depuis dix ans, je suis davantage connu comme investisseur qu’entrepreneur. Pourtant, c’est un petit pourcentage de mon temps.
J’ai cherché à comprendre les raisons de ce décalage de perception. En fait, quand je gère une boîte, je me concentre vraiment à cette tâche. Quand je suis investisseur, l’effet volume donne l’impression que cela prend davantage de temps. Pourtant, en réussite professionnelle et en allocation de temps, je préfère être entrepreneur et je me définis d’abord comme tel.
ITespresso.fr : Dans quelle mesure es-tu actif sur le marché français ?
Fabrice Grinda : Je suis opportuniste. Je compte entre trois et quatre investissements en France par an sur un volume global de 60 à 80 investissements par an dans le monde avec un ticket moyen de 400 000 dollars. La France est une petite partie mais j’investis davantage que les autres. Je parie toujours sur les entrepreneurs et les places de marché qui ont des ambitions mondiales.
J’ai investi dans BlaBlacar, Aircall et je viens de prendre une participation dans Meero (place de marché de photographes).
Actuellement, j’ai 327 participations dans mon portefeuille. Mais j’ai réalisé 112 sorties avec en moyenne 6,3x en multiples de gains et un TRI (taux de rentabilité interne) annuel moyen de 70% sur 19 ans. Ce n’est pas trop mal.
ITespresso.fr : Quel est le plus beau coup que tu as réalisé ?
Fabrice Grinda : On peut le calculer de différente manière. On peut regarder cela sous l’angle des multiples. Avec Brightroll (plateforme de publicité vidéo), j’ai misé 100 000 dollars au tout début. Elle a été vendue à Yahoo pour 640 millions de dollars en novembre 2014. J’ai récupéré 5,5 millions de dollars avec cette sortie.
Mais ce record risque d’être battu cette année avec deux introductions en Bourse. J’ai investi au tout début d’Eve Sleeping (vente de matelas en ligne). La société vient de s’introduire en Bourse à Londres avec une valorisation de 200 millions de dollars. Mes 100 000 dollars initialement investis se sont transformés en sept millions de dollars. Mais, comme j’ai signé un accord lock-up (impossibilité de céder des titres après IPO sur une période donnée), je n’ai pas vendu. Cela reste encore de l’argent virtuel qui peut s’évaporer.
En termes de valeur absolue, j’avais mis un million de dollars dans Alibaba avec une valorisation de 15 milliards de dollars il y a six ans. Maintenant, ma participation vaut 20 millions de dollars.
J’attends l’introduction prochaine de Delivery Hero dans lequel j’avais investi deux millions de dollars au tout lancement. Avec l’IPO, on parle d’une valorisation de quatre milliards. Au bout du compte, cela devrait faire un très beau multiple aussi.
Après, sous l’angle du TRI, c’est terrible parfois. Courant 2016, j’ai investi dans le Deliveroo sur le marché canadien (Skip the Dishes) et des villes secondaires américaines. Avec une valorisation de 20 millions de dollars, il a été racheté en décembre dernier par JustEats sur une valo de 170 millions. En six mois, cela fait 800% de TRI.
ITespresso.fr : Comment sélectionnes-tu tes investissements ?
Fabrice Grinda : J’ai plusieurs critères d’investissements principaux entre le métier, le professionnalisme de l’équipe, le prix et la valorisation et les tendances technologiques sectorielles. C’est aussi une question de feeling. Il faut également évaluer le moment d’investir dans des start-up en fonction des marchés. Par exemple, dans le domaine de la conduite autonome, à partir de quand le prix d’accès à la technologie LiDAR (télédétection par laser, essentielle dans les voitures sans chauffeur) sera plus accessible.
ITespresso.fr : C’est ta prochaine idée ? Un petit indice ?
Fabrice Grinda : Chaque début d’année, je fais un bilan de l’année passée et fournis des perspectives et des prédictions à titre individuel sur l’année à venir.
En janvier 2017, en faisant le bilan de l’année 2016, je me suis rendu compte que j’avais raté le plus gros évènement : la montée du populisme avec le Brexit au Royaume-Uni, la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine et celle de Rodrigo Duterte aux Philippines, les réformes constitutionnelles rejetées en Italie, etc.
Cela ne m’a même pas effleuré l’esprit puisque nous sommes dans l’ère la plus prospère de l’humanité. C’est facile à dire dans ma position qui est très privilégiée.
J’ai essayé de comprendre ce qui se passe en discutant avec des centaines de personnes défavorisées aux Etats-Unis pour mieux cerner leurs conditions de vie, leurs ressources financières ou leurs loisirs.
Globalement, je ressens une incertitude et une précarité qui les inquiètent. Le système américain, en particulier en raison des lacunes dans le secteur de l’éducation, crée une espèce d’anti-mobilité sociale qui est néfaste. Je ne suis pas loin de dresser le même constat pour la France.
De plus, les Etats-Unis constituent l’une des économies développées dans le monde qui investissent le moins dans la reconversion ou les formations professionnelles (0,7% du PIB) et, en plus, c’est effectué de la mauvaise manière. Même si l’économie américaine crée 5,5 millions d’emplois par mois, les emplois créés et détruits ne sont pas les mêmes.
Du coup, il existe une proportion de la population blanche et pauvre qui a des critiques légitimes sur le système et qui a été séduit par le populisme de Trump. Ils ont été les perdants de la globalisation et de la révolution technologique.
Ma prochaine idée porte sur la manière d’aider cette catégorie de population sous un angle de développement responsable. Au départ, je voulais le faire de manière caritative (« non profit ») mais j’ai décidé qu’il y avait une idée qui pouvait améliorer leur qualité de vie en règle générale. J’en parlerais davantage dans un an. Je préfère garder mon idée intacte sous peine d’être copié.
ITespresso.fr : Tu te sens investi d’une certaine responsabilité vis-à-vis de la société au regard de ta propre réussite individuelle ?
Fabrice Grinda : A la base, je n’ai jamais eu l’ambition de gagner de l’argent. J’aime d’abord créer des start-up et je l’ai fait à plusieurs reprises. Et cette activité s’est montrée finalement lucrative.
J’ai une vision techno-optimiste qui va adresser tous nos soucis : pauvreté, faim dans le monde, réchauffement climatique…J’ai pour ambition de réaliser mes projets dans ce sens.
ITespresso.fr : Que penses-tu de l’effervescence liée à la blockchain ?
Fabrice Grinda : Nous avons tendance à surestimer l’impact des technologies à court et de le sous-estimer à long terme.
Aujourd’hui, on observe une bulle dans les ICO (Initial Coin Offering, levée de fonds en cryptomonnaies). La plupart des compagnies qui en sont sorties vont faire faillite au regard de la ruée. Parfois, les projets qui n’ont pas de sens surgissent en mode crowdfunding par ICO alors qu’ils n’ont aucune chance avec les capitaux-risqueurs (VC). Il manque une réelle discipline sur les bons projets.
Je ferais probablement des ICO à l’avenir. Mais il faut que le marché soit plus structuré et logique.Mais, à l’échelle de 15 à 20 ans, la blockchain va jouer un rôle très important. Cela me fait penser au tout début de l’Internet à la fin des années 90 qui a fini par avoir un impact sociétal fondamental.
ITespresso.fr : Quel regard portes-tu sur l’écosystème des start-up en France ?
Fabrice Grinda : Il est en train de décoller. C’est une bonne chose. Historiquement, il y avait un monopole de l’écosystème détenu par la Silicon Valley (marché, talents, capitaux). Mais la technologie a un pouvoir déflationniste très fort. Les coûts de création d’entreprise se sont écroulés.
Quand j’ai créé Auckland à la fin des années 90, il fallait acheter des serveurs et des licences logicielles chez Microsoft et Oracle. Cela coûtait des millions avant même le lancement du site Internet. Aujourd’hui, je peux créer quasiment tout pour n’importe pour 50 000 dollars.
Résultat : on voit une floraison d’écosystèmes en train d’émerger partout, notamment à Paris et en France.
Historiquement, nous avons toujours eu des développeurs et des ingénieurs de très bonne qualité. Il devient culturellement acceptable d’être entrepreneur et de créer des start-up. J’espère que notre nouveau Président [Emmanuel Macron] va réformer le Code du Travail dans le bon sens pour favoriser l’essor des start-up.
La culture est en train de changer au profit des créateurs qui veulent être indépendants.
ITespresso.fr : En termes de mode de vie, pourquoi as-tu choisi de ne pas avoir de domicile fixe ?
Fabrice Grinda : Pendant trois ans et demi, j’ai tout donné à la charité (vêtement, meubles…). J’étais descendu à 50 objets qui tenaient dans ma valise à emporter. C’est libérant car les objets finissent par nous détenir.
Entretenir une maison constitue un gouffre de temps incroyable. C’est une remise en question fondamentale pour savoir quelle est notre notre allocation de temps idéal. Une fois que mes amis en ont eu marre de moi sur leur canapé, j’ai vécu sur les plans Airbnb et les hôtels.
En même temps, j’aime beaucoup inviter des connaissances comme des historiens, des économistes, des universitaires pour parler vie post-singularité, la religion en 2100…Des sujets purement intellectuels. Ca marchait bien quand je les invitais dans un penthouse mais c’était moins évident d’organiser cela dans des restaurants.
Du coup, j’ai repris un appartement à New York il y a un an. L’aménagement demeure très épuré. Pendant longtemps, j’avais juste un matelas par terre. Je suis passé de 50 à 100 objets. Mais je demeure très « asset light » pour continuer à me concentrer sur les expériences que je vis.
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