La Commission européenne valide le brevet logiciel

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La proposition de directive sur la brevetabilité des programmes informatiques a été rendue publique mercredi 20 février. Elle valide le brevet à la manière du système américain. Une décision catastrophique pour nombre d’entreprises et de développeurs. Si le débat sur l’intérêt du brevet logiciel est loin d’être clos, il est clair que les recommandations de la directive manquent d’objectivité.

A la question « le logiciel est-il brevetable ? », la Commission européenne a répondu « oui ». Sous prétexte « d’harmonisation », la directive proposée par la CE fait donc la part belle au brevet logiciel. « Les conclusions tirées par la Commission de l’incidence des brevets délivrés pour des inventions mises en oeuvre par ordinateur, sur l’innovation et la concurrence et les entreprises européennes, conduisent à penser que la directive devrait harmoniser la protection des inventions mises en oeuvre par ordinateur en évitant tout changement soudain de la situation juridique et notamment toute extension de la brevetabilité des programmes d’ordinateur en tant que tels. » Et pour la Commission, « harmoniser » signifie se plier au système américain à quelques détails près.

Rappelons qu’aux Etats-Unis, le brevet porte autant sur la création technique que sur la méthode ou le procédé. Ainsi, le supermarché Amazon a breveté l’idée « One Click » qui repose sur le préenregistrement des coordonnées afin de commander plus rapidement les fois suivantes. Les sites commerciaux qui exploitent ce procédé sont susceptibles de reverser des royalties à Amazon, ce que fait par exemple Apple. Un peu comme si Alain Decaux avait enregistré un brevet sur le roman historique et réclamait ensuite des royalties à tous les auteurs qui écrivent des romans historiques. Consciente des abus que représente cette notion du brevet, la directive proposée estime qu’une « invention, pour être brevetable, doit apporter une contribution technique à l’état de la technique ». Vu sous cet angle, le brevet d’Amazon ne pourrait donc pas être appliqué en Europe.

Les grands éditeurs en embuscade

En revanche, la directive déclare adopter, sans exception, les règles édictées par l’Office Européen des Brevets (OEB) où sont enregistrés 30 000 brevets informatiques (100 000 aux Etats-Unis). Or, rien ne dit que d’ici l’adoption de la directive, le code de l’OEB ne changera pas. Et, selon un proche du dossier, qui souhaite garder l’anonymat, des travaux pour modifier l’article 52 (qui évoque la contribution technique de l’invention) ont été proposés. La directive ne garantit donc en rien l’obligation de contribution technique pour valider un brevet. Le rôle de l’OEB n’est d’ailleurs pas très clair. L’association EuroLinux n’hésite pas à faire remarquer que l’auteur de la proposition de la directive, Francisco Mingorance, n’est autre que le « director of public policy » de la BSA (Business Software Alliance), une association de protection des intérêts des grands éditeurs américains de logiciel en Europe.

Pour l’exemple, le brevet EP0895689 déposé auprès de l’OEB décrit le système de génération d’une page Web dynamique à partir de l’exploitation d’une base de données. Ce brevet, s’il est reconnu comme valable, permettra à ses auteurs de réclamer des royalties, voire d’en interdire l’usage, à tous les sites qui exploitent ce procédé. Cela concerne aujourd’hui la grande majorité des sites, commerciaux, professionnels ou non. Vnunet se retrouverait fort gêné et ne serait pas le seul. Le récent procès qu’intente British Telecom à Prodigy à propos du lien hypertexte (voir édition du 11 février 2002) est symptomatique des risques qu’entraîne la brevetabilité des programmes informatiques.

Protection des PME ?

Pourtant, si la CE valide le brevet logiciel, c’est pour le bien des PME et développeurs indépendants. Les brevets assurent « la protection des inventions techniques en général. (…) Les brevets représentent une incitation à investir dans le temps et le capital nécessaires et elle stimule l’emploi. » Le fait que l’Allemagne ait rejeté l’idée de brevetabilité (voir édition du 20 novembre 2001) ne dérange pas les technocrates européens. Pas plus que le fait que plusieurs études ont montré le rejet de la brevetabilité logiciel par 80 % des PME en Europe. Sans parler du fait que le dépôt d’un brevet coûte plusieurs dizaines de milliers d’euros (50 000 selon Jean-Paul Smets d’Eurolinux)…

Forte de ses convictions, la CE estime que les PME n’ont pas compris leurs intérêts. « Parmi les PME qui ont répondu, beaucoup n’étaient guère conscientes du fait que les brevets pouvaient protéger leurs produits. Les brevets étaient considérés par les petites entreprises comme un moyen complexe, coûteux et difficile à mettre en oeuvre et donc de moindre utilité que le droit d’auteur ou des moyens de protection informels », peut-on lire dans la directive « Ces résultats mettent en lumière la nécessité de sensibiliser davantage les PME et posent un défi particulier aux praticiens et aux administrateurs des différents systèmes. » Bref, les PME n’ont pas le choix. Vous ne voulez pas du brevet mais vous l’aurez quand même.

Consultation publique, pour quoi faire ?

On en vient même à se demander à quoi a bien pu servir la consultation lancée en octobre 2000 puisque, si la majorité des 1 450 réponses reçues s’oppose à la brevetabilité, « il semble évident que le poids économique mesuré par le nombre d’emplois concernés et l’importance des investissements nécessaires fait pencher la balance en faveur de l’harmonisation au sens du document de consultation », estime la directive. C’est tout le contraire qui risque de se passer selon Jean-Paul Smets. « Le brevet permet le monopole sur l’idée qu’il y a derrière un logiciel, pas sur le logiciel », résume le porte-parole de l’association Eurolinux en France. Pour lui, la situation risque de devenir abominable. « On risque de connaître une concentration absolue autour de quelques grands groupes et de subir des taxes privées sur Internet avec le risque de voir disparaître les sociétés qui gèrent les droits d’auteur puisque les royalties seront directement récoltées par les entreprises. »

Eurolinux ne baisse pas les bras et compte poursuivre son combat de sensibilisation au problème tout en cherchant une arme juridique. Notamment du côté du traité de Rome qui protège l’innovation. Si Eurolinux parvient à démontrer que le brevet logiciel, au contraire, étouffe l’innovation, la directive se retrouverait en contradiction avec le traité. Mais « les grandes entreprises américaines ont une bonne écoute à la Commission », n’hésite pas à déclarer Jean-Paul Smets qui ajoute « qu’il n’y pas de force alternative du côté des fonctionnaires et que les politiques sont dépassés face à ces questions techniques ». Le tableau est donc sombre. Pour être appliquée, la directive doit être votée par le Parlement et le Conseil. Ce qui pourrait prendre deux ans.